L'insouciance
Karine Tuil
Chers toutes et tous,
Je vous révèle enfin le roman qui, selon moi, parmi les quatre que j'ai lus, est le meilleur, celui qui m'a le plus marqué.
Il s'agit du nouveau roman de Karine Tuil, intitulé L'insouciance que je peux résumer ainsi : toute la violence physique et psychologique du monde regroupée en 500 pages
A. Caractéristiques du roman
Titre = L'insouciance
Auteur = Karine Tuil
Edition - Collection = Gallimard
Date de première parution = 2016
Titre = L'insouciance
Auteur = Karine Tuil
Edition - Collection = Gallimard
Date de première parution = 2016
Nombre de pages = 524 pages
Note pour le roman = 18/20
B. Description de l'œuvre (Quatrième de
couverture)
De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller
est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée à Chypre,
il a une liaison avec la jeune journaliste et écrivain Marion Decker. Dès le
lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique
entrepreneur franco-américain, fils d’un ancien ministre et résistant juif. En
France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion
amoureuse. Mais François
est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis
sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante
fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami d’enfance de
Romain, Osman Diboula,
fils d’immigrés ivoiriens devenu au lendemain des émeutes de 2005 une personnalité politique montante,
prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré
lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du
monde.
C. Mon avis
sur le roman
L’insouciance…ce titre évoque ce contre
quoi Karine Tuil souhaite nous mettre en garde.
Ce roman est une véritable claque : le lecteur, insouciant lui-même au
début de la lecture, se rend compte, au fur et à mesure du roman de l’extrême
violence de la société d’aujourd’hui, souvent cachée au début, mais qui se
révèle au compte-gouttes. De plus, Karine
Tuil, dans son écriture, a l’art de décocher des vérités que le lecteur reçoit
en pleine tête et qui ne peuvent le laisser indifférent,
d'autant plus que le
livre se réfère vraiment à l'actualité tragique de ces dernières
années (guerre en Irak, terrorisme, paranoïa identitaire et théorie du complot,
antisémitisme...). De plus, le suspense est ménagé d’un bout à
l’autre du livre, ce qui le rend d'autant
plus exceptionnel.
En somme, un roman formidable, dont on ne
sort cependant pas indemne. Toute la violence de la société contemporaine
contenue dans 500 pages doublé
d'une excellente écriture et d'une vraie leçon de
vie : ne jamais foncer tête baissée et toujours devoir sonder le pour et
le contre avant de prendre une décision.
PS : Sans vouloir faire de
prédictions irréalistes, il
ne m’étonnerait pas que ce roman reçoive un prix littéraire cette année.
.
D. Quelques bons passages du roman
Ca surgit à tout moment, ça surprend, c'est traître; vous avez des ambitions, des rêves, des
projets - la trilogie de la construction personnelle -,
vous aimez, êtes aimés peut-être, concomitamment, quelle chance,
profitez-en, ça ne durera pas, soudain,
la roue tourne, c'est votre tour, et vos protestations n'y
changeront rien, avancez en rangs serrés, entrez dans la zone de turbulences,
entrez dans la cage, il y a de l'animalité dans l'épreuve, vous renoncez à
votre urbanité, au caporalisme agressif, vous renoncez
à la tyrannie des apparences, à l'effervescence, l'adolescence -
l'incandescence, c'était hier - plus rien n'a d'importance passé la
reddition, la vie c'est ça, un apprentissage de la perte. (pp.
19-20)
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Dans son milieu, elles étaient nombreuses, les femmes qui envisageaient
le mariage comme un processus d'élévation sociale, n'hésitant pas à passer d'un homme de pouvoir à un autre, il
suffisait d'évoluer dans un certain cercle d'influence, la loi de
l'endogamie ordinaire fonctionnait particulièrement bien au niveau
des élites. (p. 36)
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La rage, la rage et l'ambition politique, tout ce qui avait fait
d'Osman Diboula ce politicien intuitif, précoce, entravé par le souci de
plaire, peut-être, mais quelle énergie, cet homme que le Président avait
intégré à son équipe de conseillers, ce cénacle qu'on ne pénétrait qu'après
avoir prouvé sa résistance morale et sa fidélité. Son incroyable pouvoir de captation, sa facilité à se placer au
centre des choses, un de ces personnages magnétiques dont le charme opère dès
l'échange de regards; il a une autorité naturelle, un corps mince, corseté dans
des costumes aux tons sombres, des manières un peu précieuses, une élégance
désinvolte qui masque la force de prédation, rivaliser; rivaliser... (p. 40)
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Après avoir dîné, je suis allé me coucher, découragé par mes
observations et mes expériences de la journée. Les notes que j'avais prises au
cours de mon dernier voyage n'étaient qu'une masse confuse de noms sans
signification. Ce carnet m'avait embrouillé l'esprit
chaque fois que je l'avais consulté durant le jour. J'espérais
maintenant trouver un répit dans le sommeil, mais non, ce fut dans ma tête un
vrai carnaval jusqu'à l'aube, un cauchemar débridé qui n'en finissait
pas. (p. 45)
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Il savait ce qu'on disait de
lui, il l'avait lu, entendu, deviné, on lui avait rapporté : il est la caution "banlieue" du gouvernement, il
a été placé là parce qu'il est noir, les minorités visibles, on en a
besoin, un pur produit de la discrimination positive, le Noir de service. A part être noir, quel est l'atout politique d'Osman
Diboula ? "On en est encore là ?" pensait-il. Il avait lu Fanon,
Césaire, Senghor, Glissant, Baldwin, Wright, Morrisson, oui assez tard,
mais ça l'avait transformé. (p. 44)
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Je suis noir. Vous aurez
beau faire, lutter contre les préjugés et les
discriminations, l'assignation identitaire sera toujours votre croix.
Le ghetto mental, il faut du courage pour l'affronter. (p. 49)
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Les écrivains, et, d'une manière générale, les artistes l'avaient
toujours fasciné. Il était persuadé qu'il y avait du trouble et de la perversité en eux,
un goût de la prédation, la prestidigitation, qu'ils masquaient souvent
derrière des apparences lisses; cette duplicité qu'autorisait
l'art lui paraissait subversive, quand, dans le milieu des affaires, on
tolérait si mal les caractériels, les versatiles, le manque de fiabilité : il
fallait inspirer confiance (p. 63)
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La complexité intellectuelle, la subtilité, l'art de la
négociation - tout ce qui
distingue François -, cette
alliance de dons n'a aucune valeur au moment où sa vie sombre dans le chaos. (p.
85)
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La violence du pouvoir, il avait cru s'en préserver, il
s'en défendait quand elle prenait la forme d'une agression directe,
quand celui qui, la veille encore, vous jurait loyauté et amitié, devenait
votre ennemi parce que ses intérêts étaient en jeu, parce qu'il voulait votre place, et il avait passé tout ce
temps sur ses gardes, songeant que n'importe qui pourrait précipiter sa
chute : sa fonction l'avait rendu paranoïaque. (p.112)
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La mobilité sociale n'était qu'un hochet que la société
agitait pour créer une énergie, détourner l'attention. (p. 112)
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Le problème de notre société, c'est qu'on y est constamment
conditionné par son identité. (p. 134)
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La nostalgie, ce sentiment qui prédestine aux plus grandes
déceptions. (p. 153)
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A partir d'un certain âge, autour de la quarantaine en général, le
rayonnement est fonction de la puissance sociale. L'échec rend moins
attirant; seuls les irradiés de la réussite ont le droit d'être aimés. (p. 203)
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Le poison. Le poison de la suspicion raciste. Ca pénètre dans
le cœur de l'opinion publique, corrompt l'entendement et le bon sens, pervertit
jusqu'à vos proches, le doute est là, désormais. (p. 209).
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"On ne sort pas indemne d'une rencontre avec la mort
- Que voulez-vous dire ?
- Il y a les vivants et les morts, et au milieu d'eux, les
morts-vivants, ils sont là, devant vous, ils vous parlent, ils mangent, ils font leur travail mais ils
n'appartiennent plus tout à fait à ce monde-là, ils sont passés de l'autre côté
et sont revenus, ils ont vu ce que vous ne verrez jamais, ont entendu les cris
de la douleur profonde,
ils ne sont pas des vôtres. (p. 249)
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- Qu'est-ce qui t'a amenée à l'écriture ? Est-ce que tu te
demandes pas pourquoi tu écris ?
- J'écris parce que la vie est incompréhensible (p. 245)
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Consolider les acquis - la confiance, l'estime de soi, la
sérénité - quand tout vous ébranle, vous renvoie à vos erreurs, vos fêlures,
quand tout vous rappelle que vous êtes devenu hors système, le passé se
pavane devant le présent - médiocre ! Pendant
plus de vingt ans, vous avez travaillé jusqu'à vingt heures par jour, voyagé
plusieurs fois par semaine pour rencontrer des clients à travers le monde,
réalisé des transactions dont les montants atteignaient des milliards de
dollars, ça remplissait votre vie.
Et en quelques instants, tout ce que vous avez construit est pulvérisé. (p.
291)
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Malgré toi, tu as touché des points de frictions : la
concurrence victimaire, le mythe de la domination juive, le juif puissant
contre le Noir exploité, le capitalisme contre le Tiers-mondisme, vagues
héritages du colonialisme. Tu t'es
retrouvé au cœur d'une rivalité malsaine que j'appelle la compétition des
peines. Certains considèrent que seules les souffrances juives ont été
reconnues et indemnisées alors que les victimes de l'esclavage, elles, n'ont
pas eu ce traitement. Sur l'échelle de la souffrance humaine, la vie d'un juif
aurait plus de valeur... (p. 303)
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Il n'a connu qu'une représentation manichéenne du monde : il y a
le Bien, il y a le Mal, il appartient à la caste des Bienheureux. Et puis un jour, il découvre qu'on lui a menti. Le monde n'était pas ce cocon
chaleureux et doux où les gens vous passaient les plats en souriant. L'enfance
est une imposture dont il découvrait les ressorts ineptes à l'âge adulte. Il
avait été manipulé comme les autres, et il devrait rentrer chez lui finir
son assiette comme s'il n'avait rien vu ? Il a tout vu, il en veut à la terre
entière, il ne comprend plus rien. (p. 315)
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Au pouvoir, l'affectivité ne doit pas être un territoire
investi. Elle n'est qu'un moyen d'obtenir quelque chose qui pourrait
servir des intérêts supérieurs, il avait mis beaucoup de temps à le
comprendre. Il y avait bien des affinités
électives, oui, mais sans effusion. La tentation du cynisme ? Non. Mais il
avait vu le pouvoir de près, il en avait saisi les codes. Il était
sûr à présent de ne pas tomber dans les pièges d'une proximité factice. (p.
318)
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Aucun homme de vingt ans n'est préparé à émettre ses dernières
volontés : choisir entre inhumation et incinération ; choisir le type de pierre
tombale, le passage de la Bible qui serait lu à l'enterrement, la musique
qui serait jouée et jusqu'à la liste d'effets personnels avec lesquels on
voudrait être mis en terre. Personne n'est
préparé à dire au revoir à ses parents, sa femme, ses amis, en pensant qu'il
s'agit peut-être d'un adieu définitif... (p. 330)
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Devenir l'incarnation démocratique, le symbole d'une diversité
républicaine moderne - un grand homme politique qui marquerait l'histoire;
avoir sa page dans le grand roman national, Osman en rêvait. Son nouveau poste, il perçoit très vite, suscite la méfiance de
quelques-uns, mais provoque aussi un intérêt médiatique tel qu'il n'en a jamais
connu et dont il est bien décidé, cette fois, à profiter. Il était maintenant l'objet de toutes
les flatteries mais aussi de toutes les attaques. [...] Il
était seul. Il ne faisait pas partie d'un réseau ou d'un corps soudé comme
la plupart de ses confrères tous biberonnés au lait de l'élitisme, promus
conseillers, ministres, sans avoir jamais gagné une élection locale - les
diplômes établissant la hiérarchie. Il
s'était entièrement dédié à son travail, mais que représentaient
l'enthousiasme, l'énergie et l'investissement personnel face à une adversité
intellectualisée, gonflée d'orgueil ? (p. 373)
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